Les identités multiples

Par Conrad Hughes, futur Directeur général

L’identité est un concept trouble. Historiquement et culturellement, on voit comment différentes écoles philosophiques traitent ce sujet de multiples façons, parfois opposées. Par exemple, pour plusieurs écoles africaines comme celle de l’Ubuntu en Afrique australe ou la cosmologie Yoruba en Afrique de l’ouest, l’identité est collective : l’être existe dans un tissage communautaire, il est même lié intrinsèquement et indissociablement aux ancêtres. Dans la tradition confucéenne, l’identité individuelle est ancrée dans une tradition, dans des valeurs sociétales qui vont, elles, frayer le chemin, le Tao, sur lequel la personne va voyager en cherchant une harmonie constante entre les composantes.

La tradition occidentale, massivement dominée par le judéo-christianisme mais surtout à partir du détachement de l’église dans les années des lumières jusqu’au 20e siècle, adopte dorénavant une posture iconoclaste et foncièrement individualiste, en passant de David Hume, qui voit l’identité comme une pure invention mentale, à Nietzsche, pour qui l’identité est surtout un défi moral à surmonter. Chez Simone de Beauvoir, qui, comme Sartre, place l’existence chronologiquement avant l’essence, on voit une déconstruction de la notion même de l’identité avec une certaine violence qui laisse dans son sillage un carcan vide et passif, qui est la simple existence. Il faut, alors, forger la possibilité contingente de décider ce que nous voulons être, en somme de choisir et même de créer notre essence.

N'oublions pas Marx et Freud, qui, au 19e siècle, vont contredire cette liberté absolue de l’individu en le situant dans un déterminisme socio-économique, d’une part, et psychologique de l’autre : on sera dorénavant étiqueté et emprisonné d’un côté ou de l’autre d'une barrière quasi infranchissable, soit dans une lutte des classes perpétuelle soit dans une matrice psychique où l'on ploie sous les ombres de l’inconscient, tirés par des forces invisibles qui sortent d’un intérieur mystérieux et labyrinthique .
Bien entendu, dans la décadence postmoderne actuelle, s'agrègent plusieurs strates de perception qui vont, elles, permettre à l’individu de se projeter dans une identité virtuelle, par les réseaux sociaux et de nouvelles collectivités. Le discours de Kimberley Krenshaw sur l’intersectionnalité amène une nouvelle couche de complexité, car on essaye de paramétrer, de nommer et d’identifier explicitement toutes les expériences sociales d’une personne en reconnaissant les affiliations, l’historique et les présuppositions idéologiques derrière chacune d’entre elles.

Dernier tournant dans ce kaléidoscope inter-identitaire: la théorie du genre et les pulsions plutôt récentes à reconnaître et à soutenir les besoins de changer des marqueurs identitaires fondamentaux; son genre, son nom, choses qui peuvent être faites à l’école. De telles possibilités n’existent d’ailleurs pas partout, car l’environnement social et légal rend certains et certaines plus libres de s’engager dans de telles prises de décision que d’autres. Il ne faut pas l’oublier : l’identité est bornée par la politique, toujours.

Alors, comment faire face à cela dans le monde de l’éducation ? Quelle ontologie enseigner ? Comment naviguer dans ces espaces, surtout dans les écoles internationales où vont coexister plusieurs revendications distinctes: comme par exemple la tension qui existe entre certaines exigences religieuses strictes et la protection des transgenres qui implique la capacité non seulement d’absorber la transition d’une jeune personne d‘une identité à l’autre, mais dans beaucoup de pays, certainement en Suisse par exemple, de respecter ce choix comme un droit ? Comment réconcilier les tensions et contradictions entre ces positions dans une totalité / entité qui reste cohérente et harmonieuse ?

Je pense que la réponse est bien plus simple que le territoire brisé sur lequel on marche souvent à pas hésitant, et c’est quelque chose qui marque fortement l’identité de l’école que j’ai le grand privilège de servir, qui est l’Ecole Internationale de Genève, première école internationale au monde avec plus de 130 nationalités représentées parmi nos apprenant-es. Une école qui, dès 1924, n’avait ni uniforme, ni programme national, ni modèle de savoir “être” homogénéisant.

En m’inspirant de ce modèle, je dirais qu’il faut faire deux choses, dans les salles de classes, dans les célébrations culturelles, dans le règlement et à travers toute la culture de l’établissement, pour les élèves mais aussi pour les professeurs.

La première chose, c’est de laisser les gens exprimer ce qu’ils veulent être, tout simplement. Je ne crois pas que les régimes scolaires qui cherchent à uniformiser, à neutraliser, à standardiser l’expression et les choix humains fonctionnent. La vision de l’école laïque de Jules Ferry aura de plus en plus de mal à survivre au 21e siècle : il faut encourager la créativité, la liberté. Ceci dégage non seulement un espace multiculturel mais également interculturel, où les élèves et les enseignant-es vont apprendre à négocier leurs identités différentes ensemble, ce qui est une leçon de vie. Ce qui est d’une importance fondamentale dans cette démarche, c’est qu’elle donne un goût de liberté aux jeunes, un message d’émancipation : vous pouvez vous exprimer selon votre culture, selon vos convictions politiques, et votre parcours. Nous ne vous jugerons point. Ceci crée une sécurité psychologique qui permet aux élèves et aux enseignant-es de prendre plus de risques intellectuels, d’explorer leur potentiel plus profondément, de mettre en avant leur créativité plus amplement. Il s’agit de l’épanouissement. Le seul et nécessaire garde-fou, c’est la loi d’autrui : il faut respecter les autres. “La liberté des uns s'arrête où commence celle des autres”, pour citer la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

La seconde chose à faire, et celle-ci est un peu plus difficile à accomplir, mais elle est cruciale, c’est de résister à cette morbidité qui caractérise certains des débats identitaires dans les cercles intellectuels et éducatifs aujourd’hui, où l’on va enclaver / essentialiser les gens par leur race, leur orientation sexuelle, comme si elles ne pouvaient qu’exister dans cette unidimensionnalité, proposition qui tend le piège de la sur-généralisation et, quelque part, signifie la mort de l’individu et de l'intersubjectivité de ces expériences phénoménologiques qui, finalement, donnent à l’identité tout son caractère, sa vitalité. Personne depuis l’extérieur ne pourrait vraiment comprendre ou prétendre pouvoir étiqueter une autre personne, c’est un acte qui élimine l'espace décisionnaire de l’autre.

En mettant en avant plutôt le style de la personnalité, la qualité du travail, l’énergie participative du groupe, le talent, et en s'écoutant respectueusement pour pouvoir apprendre et grandir ensemble, on crée une culture non seulement inclusive mais sensible et bienveillante aussi. Les iniquités du passé, la souffrance des victimes et les injustices sociales d’aujourd’hui doivent être la bataille de toutes et de tous, en nous situant dans une vision de l’ici et maintenant, dans la temporalité que nous partageons aujourd'hui, ainsi que dans le lieu, notre planète terre, si frêle et si menacée, qui a besoin que nous travaillions ensemble comme une seule humanité.

Nous sommes effectivement différentes et différents, et c'est une chose à célébrer. Cela s'appelle la diversité. Il faut toutefois que chaque personne sente qu'elle compte réellement. Enfin, comme le précise l'article 4 de la précieuse Charte de fondation de notre école, il faut prendre en considération "l'égale valeur de chaque être humain".

Je vous laisse avec cette liberté de vous identifier, de respecter les autres, d’écouter et de demander à être écouté et entendu, en somme, de vivre !

 

Discours prononcé à La Sorbonne lors de la conférence OIDEL et UNESCO du 24 mai sur le thème Repenser nos futurs ensemble : Identité, diversité et droit à l’éducation, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne